Crédulité et crédibilité

Par Christian Guillon

Aujourd'hui nous disposons d'un outil nouveau, qu'on appelera "truca numérique" à défaut d'une meilleure dénomination. (On l'appelle ainsi par analogie avec une des techniques traditionnelles de trucage : la "truca optique".)

Il s'agit d'une nouvelle chaîne de traitement, qui part des images du réel, les fait passer par un réseau d'ordinateurs sur lesquels peuvent intervenir tous les logiciels de fabrication et de manipulation d'images, et les restitue à leur format original, en respectant d'un bout à l'autre les paramètres qualitatifs de l'image originale.

Ce que nous avons découvert au fur et à mesure de l'entrée en production de cette nouvelle filière de trucage, c'est que derrière des opérations très spectaculaires, il y a une quantité énorme d'applications potentielles des techniques numériques aux images de cinéma. Ces applications ne sont pas toujours visibles, et nous sommes nous aussi en train d'en découvrir la richesse et surtout la diversité :

Effacement de rayures, nettoyages de taches, reconstitution de parties d'images disparues, effacement de fils électriques, de harnais et cables de vol, de rails, d'antennes, effacement de personnages même, reconstitution de décors complexes par matte-painting, fixes ou mobiles, plats ou en 3 dimensions, multiplication de foule, mélange d'images de synthèse avec la prise de vue réelle autorisant la vision d'objets ou de personnages impossibles, ou l'improbable animation de ces objets agissants dans des décors réls ou avec des acteurs, transformations à vue par morphing, retouches image par image, création complète d'un plan à partir d'éléments disparates, incrustation de comédiens modernes dans des images d'archives, etc.. etc..

Ce que nous avons découvert aussi, c'est l'indétectabilité de plus en plus grande que la filière numérique offre à nos manipulations, indétectabilité qui, paradoxalement, met soudain notre activité vieille comme le cinéma sous les projecteurs de l'actualité .

Nous sommes des truqueurs, des manipulateurs d'image, et nous l'avons toujours été.

Si certains nous nomment aujourd'hui, ici-même parfois, criminels de la communication (faussaires, faux-imageurs), c'est que les manipulations et autres contrefaçons auxquelles nous nous livrons sont de plus en plus notoires, et cette notoriété fait désormais peser un sérieux soupçon sur tout le reste de la communauté des images.

On peut en effet accuser toutes les images d'être potentiellement truquées, et en particulier celles qui se veulent porteuses d'une valeur documentaire : les images du "cinéma du réel", du "cinéma vérité", ou plus simplement les images de reportage.

Ces images-là étaient assises depuis toujours sur le crédit de réalisme (ou de réalité) que leur conférait leur nature photographique (photonique, disent les philosophes).

La conscience que l'image photographique est le fruit d'une opération de captation du réel, donnait à son contenu une valeur d'original, une véritable authenticité. L'image photographique ou cinématographique, par essence, validait aux yeux du public la nature indéniablement réelle de l'événement ou de l'objet qu'elle donnait à voir.

Nous savions tous cependant que même ces images-là (faut-il dire surtout ces images là) étaient manipulées (faut-il dire truquées), ne fût-ce que parce qu'elles étaient à minima le résultat d'une série de choix (à commencer par le cadrage, puis le montage).

Avec le déferlement actuel au niveau professionnel des outils de manipulation numérique de l'image, et surtout avec leur prévisible très large démocratisation, il semble désormais tout à fait inutile, pathétique même, de s'accrocher à la chimère de la "réalité de l'image".

J'ai participé aux Rencontres Internationales "MEDIA DEFENSE IMAGINA", au parc de La Vilette, en decembre 95.

On y a vu deux vénérables et puissantes institutions, l'armée et les professionnels de la communication, découvrir les possibilités offertes par nos techniques, et s'en inquiéter.

Ce sont pourtant les mêmes qui depuis que l'image existe, s'en servent si souvent pour "illustrer le discours", sans se soucier de leur provenance réelle.

Ce sont les mêmes qui tous les jours depuis longtemps, sur toutes les chaines de télévision, manipulent l'information, même innocemment.

Ils savent bien, eux, que l'image n'est pas le réel.

Il savent bien fabriquer du sens avec des images, qui, seules, en sont dépourvues.

Le législateur se penche maintenant sur la question, et on cherche une parade dans la technologie même : comment "verrouiller" les images, ou comment les obliger à porter toujours sur elles leurs papiers d'identité, par exemple.

Toute entreprise sécuritaire trouve ses limites dans son propre champ d'application, d'autant plus si elle est fondée sur une foi absolue dans la technologie.

En réalité, le seul vrai danger, c'est la crédulité du regard du public.

Sans aller jusqu'à dire que certains préfereraient conserver le monopole de la manipulation des images, je crois que la prétention à légiférer sur ce sujet pourrait facilement être confondue avec la volonté d'empêcher la démocratisation et l'éducation.

Il n'y a en effet qu'une seule réaction viable à ce phénomème nouveau qu'est l'apparition de nos techniques : c'est l'éducation du public.

"Tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute", dit le poète.

La seule vraie sécurité contre la manipulation, c'est le septicisme.

Il va donc bien falloir se résoudre à cesser d'accorder foi aux images.

 

Quant aux images de la fiction, celles que nous manipulons (et quant à nous, nous le faisons ouvertement et avec force jubilation), elles sont destinées à des oeuvres de création, elles sont conçues pour contribuer soit au récit s'il est imprégné de fantastique ou d'irrationnel, soit à l'imagerie si la prise de vue réelle seule est impuissante à donner à voir au spectateur l'environnement souhaité par le créateur.

L'apparition de techniques nouvelles a toujours coïncidé avec des métamorphoses dans la création artistique.

Ainsi peut-on dire que, la peinture a abandonné sa fonction figurative à la suite de l'invention de la photographie. Et il s'est révélé que cela a été pour la peinture une libération créatrice qui a donné naissance à l'art moderne.

Les aller-retours entre technique et création ont souvent été moteurs de renouveaux artistiques importants. L'un et l'autre s'appellent et se répondent mutuellement.

Même en Europe, de nombreux auteurs au cinéma commencent à faire appel à nous (de Wim Wenders à Peter Greenaway), qui ont eu très tôt le désir d'intégrer les fabuleusespossibilités qu'offrent les créations et manipulations numériques d'images dans leur travail de metteurs en scènes .

De nombreux autres, des scénaristes, réalisateurs, directeurs de productions, chef-décorateur, directeurs de la photographie et autres techniciens, viennent s'informer des possibilités offertes par les effets spéciaux numériques .

Ils savent bien, eux, parceque ce sont des praticiens, que le cinéma, tous les cinémas, ont toujours procédé d'un ensemble d'artifices.

Les trucages numériques leur offrent des procédures pertinentes, nouvelles certes, mais qui s'inscrivent dans la tradition de l'illusion cinématographique, et qui tentent de répondre aux évolutions de la production.

Le débat s'ouvre alors sur "la nature même des images", et sur les futures écritures cinématographiques que le numérique va engendrer. Nous y contribuons chaque jour, par notre pratique et par notre reflexion :

Pour ma part, j'ai dit que la perte de crédibilité qui atteint aujourd'hui les images pourait être l'amorce de leur libération.

Si elles devaient, en effet, être un jour définitivement débarassées de la crédulité du regard, libérées de leur fonction figurative, elles ne pourront plus avoir le même rôle dans la société.

 

Cela veut-il dire que les images ne seront plus "réalistes", au sens de figuration du réel ? Je ne le crois pas.

Depuis quelques années, certains films, avec l'entrée massive des effets spéciaux dans leur conception, n'avaient déja plus pour projet de produire la fiction d'une réalité.

Il ne s'agissait déja plus, pour le "réalisateur", d'assurer le réalisme des images et des sons, ni d'assurer la "continuité" de l'espace et du temps.

Il s'agissait déja d'injecter des effets de réalisme dans des images non-réalistes, de simuler du réalisme .

Lorsqu'il etait question, par exemple, de faire voler un comédien, la question que nous nous posions n'etait déja plus : "Comment volerait un homme ?", mais bien plutôt : "Quelles images de cinéma aurait-on vues si on avait pu simplement filmer un homme qui vole"? Quelle focale aurait-on utilisé, quelles difficultés aurait-on eu à le suivre et qu'est-ce que cela aurait produit comme rendu d'image ?

Notre référent, en matière de "réalisme" de l'image, n'est plus depuis longtemps le réel, non, notre référent est déja une image, celle du cinéma (ou de la télévision).

Dans le cas de l'homme qui vole, nous voulons reconstituer le rendu de la longue focale, avec par exemple l'absence de profondeur de champ, ou l'incertitude de cadrage, voire un léger tremblement qui passerait habituellement pour un défaut. C'est alors que la nature documentaire de ce défaut confère à notre image une crédibilité, un garantie de réalisme.

De la même façon, la création d'images par ordinateur (les images de synthése), se pose depuis le début la question du réalisme du rendu dans le même esprit : des informaticiens développent des logiciels d'absence de profondeur de champ, ou de "lens-flare" (effet de voile) qui sont destinés à reconstituer artificiellement les défauts connus de l'image cinématographique.

Mais tout cela n'est que la première étape d'un phénomène de plus grande ampleur, dont on commence à voir l'évolution, avec des films comme le dernier Batman, The Mask ou Toy Story (quelle que soit l'appréciation qu'on peut porter sur ces films, nous parlons ici de forme), qui se sont déja largement débarassés de nos inhibitions figuratives.

Aussi, le rendu réaliste de l'image, s'il existera toujours, ne sera-t-il plus une fin en soi, mais seulement la premièreépaisseur de ces images nouvelles, qui, contrairement à ces nouvelles images que nous croyons voir et produire, mais qui se dérobent malgré tout trop souvent à la nouveauté, ne sont pas encore apparues.