Les VFX sont-ils bios

Par Christian Guillon - Article paru en 2000 dans la revue « Cinémaction »

Article parut en l’an 2000 sous le titre Les trucages sont-ils bios ? Le numérique est-il de gauche ? dans la revue « Cinémaction ».

Décliner sa profession, lorsqu’on est “truqueur”, peut vous conduire en certaines circonstances (à la douane ou à l’occasion d’un simple contrôle routier), à affronter l’incrédulité, voire l’opprobre, parfois même la suspicion des autorités (avec fouille complète du véhicule).

Ce n’est pas là le pire : lorsqu’on a été élevé dans la nouvelle vague, nourri au biberon des “Carabiniers” ou de “La chinoise”, et qu’on se retrouve, par le hasard d’un itinéraire chaotique, détenteur d’un instrument qui effraie vos camarades de promotion et qui a la réputation de répugner à tous les cinéastes pour qui vous aviez estime et admiration, on se pose des questions.

Depuis dix ans, nous, les truqueurs du cinématographe, avons été à la fois le fer de lance de l’introduction du numérique dans la filière de production des images au cinéma, et le catalyseur de débats éthiques et philosophiques parfois encombrants.

Nos tentatives de démontrer la formidable avancée intellectuelle que représentait l’apparition des images de synthèse, ainsi que les formidables possibilités que les trucages numériques ouvraient à l’expression de l’imaginaire, ont longtemps suscité des protestations véhémentes :

Qu’allait-il advenir, en effet, par la faute de sinistres individus comme nous, de la réalité de l’image ?

Soudain, nous étions devenus criminels, faussaires, faux-imageurs.

La notoriété des manipulations auxquelles nous nous livrions faisait peser un sérieux soupçon sur tout le reste de la communauté des images.

Pour ma part, je disais partout à l’époque que l’image n’est pas l’objet, que toutes les images, sont (et ont été) le fruit d’une manipulation, que leur agencement procède nécessairement d’un ensemble d’artifices, et surtout que l'apparition et la démocratisation de nos techniques était une chance pour l’image : elles rendraient désormais obligatoire l'éducation du regard.

Mais ceux qui en tenaient pour la “réalité de l’image” étaient ceux-là même qui m’avaient nourri de leurs images du réel, les acteurs de la mouvance post-nouvelle vague, héritière des valeurs de l’après-guerre.

Et j’avais beau faire le fier-à-bras, la question restait : mon soudain activisme pro-numérique mettait-il gravement en péril la société laïque et républicaine, le modèle français de société providence, comme le sous-entendaient les regards navrés des amis avec qui j’avais partagé, beaucoup plus tôt, les premiers émois de la cinémathèque ?

Aujourd’hui le numérique a envahit le cinéma, et plus personne ne songe à nous faire bruler comme sorciers.

Les cinéastes, tous les cinéastes, utilisent maintenant nos techniques lorsque cela sert leur projet.

Il est donc temps de revenir sur les questions que plus personne ne pose :

Avons-nous, comme nous l’espérions, contribué à faire avancer la démocratisation des moyens d’expression. ?

Avons-nous, comme nous l’espérions, contribué à la grande libération de l’image en mouvement ?

Avons-nous ouvert un champ nouveau au cinématographe, qui enfin se serait débarrassé de son complexe vis à vis des autres arts, et deviendrait adulte ?

Ou bien avons nous participé à la déréalisation des générations futures, à la perte de repère généralisée, à la construction d’un monde déshumanisé, bref à l’avènement d’une dictature froide et immatérielle, celle du numérique ?

Si l’on se réfère à Gilles Deleuze, la sensibilité morale ou politique, c’est d’abord une affaire de perception du monde : “C’est une affaire de boite postale (...) Ne pas être de gauche, c’est comme partir de soi : la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi (...) Etre de gauche c’est l’inverse, c’est percevoir d’abord le pourtour : le monde, le continent, l’Europe, la France, la rue de Byzerte, moi. C’est un phénomène de perception. On perçoit d’abord l’horizon, on perçoit à l’horizon.”1

Donc, pour Gilles Deleuze, l’homme “conservateur” voit le monde de sa fenêtre, tandis que l’homme “progressiste” se voit à sa fenêtre au milieu du monde.

Si l’on admet que les notions générales qui fondent les idéaux “progressistes”, comme solidarité, justice sociale, démocratie, égalité des chances, etc.., ont connu un développement considérable au cours des deux derniers siècles, jusqu’à devenir aujourd’hui consensuelles dans le discours dominant mondial, y compris chez ceux qui se disent “conservateurs” ; et si l’on prend en compte les formidables capacités de déplacement physique de l’oeil humain que nous ont donné les progrès de la fin du XIX° siècle et du début du XX°, au premier rang desquels je placerais l’aéronautique et le cinématographe ; on peut alors retenir de la métaphore de Gilles Deleuze :

1 - Qu’il y a concomitance entre les avancées du “progressisme” et la capacité qu’à eu l’être humain à se déplacer de façon moderne.

2 - Que la position morale de l’être humain dépend de son point de vue sur le monde, de l’image qu’il se fait du monde.

Si l’on en croit Francine Levy, l’invention de la perspective a placé le regard du peintre dans la toile, et, depuis la renaissance, et seulement depuis cette époque, l’image possède un auteur :

La perspective restituée ne livre pas seulement l’espace qu’elle décrit comme le ferait un simple miroir, elle introduit une dimension plus abstraite : le regard du peintre, sa vision du monde”.2

L’auteur est depuis lors celui qui se positionne dans le monde et qui dirige son regard sur le monde : il place la “caméra” et cadre, tranche, donne à voir dans un objet en deux dimensions (la toile, le cliché) son point de vue personnel sur l’univers.

L’apparition de la perspective à aussi arrêté le temps, en fixant un instant de ce regard (l’instantané) : “Lorsqu’au quattrocento les peintres ont “ouvert” la fenêtre du monde sur leur écran de toile ou de bois, ils ont eu, sans doute, le sentiment de pouvoir arrêter l’écoulement du temps”3

Nous vivions jusqu’au XIX° siècle dans un cosmos (un espace d’images) qui a vu le jour aux alentours du XV° siècle.

Notre perception du monde était celle du point de vue unique, représenté par la carte, en deux dimensions et immobilisé, “posé”.

La terre était encore plate malgré tout ce qu’on en a dit, le temps était morcelé en instantanés.

On était auteur de droit divin, l’image disait : “je suis”.


Le monde de l’image était féodal.

Dans la première moitié du XX°siècle, le cinématographe invente le travelling. Il introduit une troisième dimension dans l’image : les notions de déplacement et de vitesse (le temps) sont entrées dans la perception du monde.

Toutefois, le point de vue unique reste un principe fondateur du cinématographe.

Avec le déplacement et le montage, cette mise en espace par le temps, on entre dans le point de vue de celui qui non seulement voit mais aussi fabrique, le créateur, celui qui produit, le producteur au sens propre du terme.

(Qu’on l’appelle en français le réalisateur est un lapsus révélateur, comme si le créateur d’images était créateur de réel.)

L’image possède désormais une durée, elle s’inscrit dans le temps, elle s’inscrit dans l’histoire.

L’art du déplacement remplace celui de la pose, l’image va voir ailleurs, et elle s’y trouve. La terre enfin devient ronde.

Depuis Lumière, Mélies et Charles Pathé, le cinéma est documentaire et/ou art narratif, l’image s’invente un sens, l’image véhicule du sens.

On n’est plus auteur de droit divin, mais élu par ses pairs. C’est le temps de la démocratie de l’image.

L’image dit : “je suis dans le monde”, le discours consensuel dominant est social.

Le monde de l’image est donc devenu “progressiste”.

Plus récemment, des évènements fondamentaux pour la perception du monde se sont produits :

1 - La quatrième dimension est arrivée dans l’image.

Grâce aux “images de synthèse”, qui nous donnent des images d’objets qui n’existent pas, l’oeil humain voit les concepts.

Ceux qui aujourd’hui se construisent une structure cognitive sur la dreamcast, qui se déplacent dans un univers hexogène en trois dimensions du bout de leurs doigts et bientôt par connexion neuronale directe (bio-informatique), n’auront pas la même perception du monde que toutes les générations précédentes depuis le XV° siécle.

L’apparition des images de synthèse est une révolution aussi importante, pour notre perception du monde, que l’invention de la perspective.

2 - Le point de vue unique éclate grâce aux techniques de manipulation numérique,

Il peut y avoir maintenant plusieurs points de vue dans une même image.

Une image truquée est la plupart du temps composée de plusieurs éléments.

Chaque élément a été filmé, ou fabriqué, séparément, à des moments différents, dans des lieux différents.

Dans le cadre de l’usage narratif photo-réaliste que nous faisons en général aujourd’hui de ces images, de gros efforts sont faits pour que tous ces éléments aient l’air de participer du même regard.

Ils sont fabriqués avec le souci de leur cohérence géométrique et photométrique.

Il n’empêche que cette image contient plusieurs points de vue, et si aujourd’hui ce n’est pas perceptible (quand c’est “bien fait”), qu’adviendra-il quand sera enfin avouée et même affirmée cette hétérogénéité ?

3 - Le cadre même, autre notion fondatrice de l’image liée au point de vue, explose par les nouveaux modes de diffusion de l’image.

Cet éclatement se produit dans les trois axes : en x et y avec les formats géant, et en z avec la réalité virtuelle.

On peut voir cohabiter dans la même image le plan très large et le très gros plan.

La question de l’espace dans l’image ne se résoud donc plus dans les deux dimensions du rectangle sacralisé de la toile, que ce soit celle du peintre, du cinéma ou de la télévision.

L’espace et le temps, numérisés, sont faits de la même matière et ils communiquent.

Au XXI° siècle donc, le numérique inventera l’espace, il nous donnera une perception globale d’un univers.

La terre ne sera plus seulement ronde, mais elle sera une sphère : on la verra depuis nos satellites, le temps sera confondu avec l’espace dans “l’espace image”.

Les points de vues seront simultanés, et leur nombre sera infini .

L’auteur disparaitra et le spectateur (l’usager) le remplacera au centre de l’image (il agira sur le monde), le pouvoir et l’image seront confondus, et le pouvoir appartiendra aux consommateurs dans une organisation de type libéral/libertaire.

La carte deviendra le territoire.

Si, comme le dit G. Deleuze, c’est une affaire de boite postale, qui donc seront ces petits hommes (verts peut-être) qui regarderont le monde depuis l’espace, sans cadrage, avec de multiples points de vue, et en quatre dimensions, et quelle sera la prochaine idéologie dominante ?

Le prochain être humain moyen, s’il est lui aussi façonné par son point de vue sur le monde, aura une approche cosmique de l’humanité.

Pour prolonger la métaphore, il partira de l’espace pour aller vers l’individu, il situera toujours l’homme dans son environnement : l’infini.

Le XX° siècle aura vu globalement le triomphe des idées “sociales”, parallèlement à la multiplication, au déferlement, et à la démocratisation des images.

Le XXI° siècle verra probablement s’instaurer les thèmes écologiques comme discours dominant, parallèlement à l’introduction du citoyen-consommateur dans la quatrième dimension de l’image, dans l’espace-temps de l’image.

L’image dira : “je suis le monde” : elle sera le lieu de l’exercice du pouvoir (et éventuellement l’instrument de la coercition), et elle sera .... écologiste.

Devra-t-on vivre, au cours d’une montée en puissance des idéaux écolo-numériques, des épisodes de radicalismes caricaturaux, comme on a vécu celles du siècle dernier ?

En attendant la bio-informatique, je cours vérifier que mes trucages numériques sont bios. Ils sont sans conservateur (globalement “progressistes”, ouf !), mais malheureusement pas sans colorants.

1l’Abécédaire de Gilles Deleuze, Volume 2, à G comme Gauche. Réalisation : Pierre-André Boutang. Production : Metropolis Arte .Video : Edition Montparnasse1996.

2Francine Levy. “De la Perspective” in “X, L’oeuvre en procès” Croisement des Arts Volume 2, Publications de la Sorbonne. page 95

3Francine Levy. “De la Perspective” in “X, L’oeuvre en procès” Croisement des Arts Volume 2, Publications de la Sorbonne. page 103