Quincaillerie et créativité

Par Christian Guillon

OU « La légèreté dans les réseaux »

Avant d’envahir progressivement l’ensemble des processus de fabrication de l’image cinématographique, depuis la post-production, jusqu’à la production, en passant par l’exploitation, le numérique avait commencé, au début des années 90, par arriver dans le monde des effets spéciaux.

Nous, truqueurs, avons été, à tord ou a raison, le fer de lance, ou le cheval de Troie, du numérique dans le cinéma.

Je ne crois pas que cela a été un hasard, dans la mesure ou pour moi les effets spéciaux (aujourd’hui on dira les effets visuels) ne sont pas un département du cinéma, mais une spécialisation du cinéma.

Les effets visuels touchent en effet à tous les départements du cinéma, y compris la mise en scène, en constituant une sorte d’artifice des artifices, de cinéma du cinéma, ou de cinéma au carré.

Maitriser les technologies numériques, comprendre l’image numérique, essayer de la faire se plier aux exigences de qualité de notre profession, traduire le langage de l’informatique de l’image (infographie) en une langue intelligible à nos oreilles argentiques, telles ont été quelques unes des tâches auxquelles nous avons consacré la décennie passée, et pour lesquelles il était indispensable de posséder la double technologie (comme on dit la double nationalité), tant en termes de savoir (les hommes) qu’en termes d’avoir (les machines)

Aujourd’hui la situation est différente, très différente : les outils se sont démocratisés, les techniques se sont standardisées, les processus se sont normalisés.

N’importe qui peut acheter un ordinateur, avec des logiciels de traitement ou de création d’images.

S’il est bien configuré, cet ordinateur pourra techniquement permettre de réaliser des effets visuels sophistiqués pour le cinéma.

De plus le numérique s’installe progressivement dans les autres domaines de la production, et bientôt la chaine de fabrication des images du cinéma sera entièrement numérique.

Il n’y a donc plus d’intérêt à posséder les outils, puisque tout le monde peut le faire.

Le numérique est devenu comme le bâtiment : il y a des plombiers, des maçons, des électriciens et des couvreurs plein les pages jaunes du cinéma.

En revanche, il manque encore les architectes de cette nouvelle industrie, ceux dont la tâche sera de concevoir, d’organiser, de coordonner et d’amener à bonne fin une bâtisse ou une œuvre, pour ceux qui vont l’habiter.

Il manque encore les maitres d’oeuvre qui maitriseront réellement les procédures, qui organiseront les corps de métier, qui contrôleront les coûts, qui garantiront la bonne fin des travaux.

C’est de cela qu’il va s’agir dans la prochaine décennie : concevoir et maitriser les processus que les techniques que nous avons inventées offrent désormais à l’imagination des cinéastes.

Ce n’est plus la quincaillerie qui compte, et la stratégie de surenchère technologique dans laquelle nos industries vivront encore sans doute quelque temps se nourrit d’une logique d’ors et déjà obsolète, et procède d’une mentalité désormais archaïque.

La créativité, la capacité à inventer, peut s’exercer dans tous les domaines, techniques, artistiques, mais aussi financiers ou de production pure.

Faire preuve de créativité (on confond toujours créativité et création) pour maitriser les procédures, tel sera le prochain défi.

On aura besoin pour cela de légèreté, il faudra se libérer du poids des machines.

La notion de virtualité n’est pas seulement liée à l’usage des ordinateurs, elle peut se diffuser à l’ensemble des vecteurs de la production, de l’environnement de travail, des processus de fabrication ou de manipulation des images.

Travailler en réseau, cela n’a rien avoir avec le simple usage d’internet, comme véhicule de transport d’informations ou d’images : c’est avant tout un processus mental, une discipline nouvelle.

De nombreux types de réseaux sont encore à inventer.

Les prochains savoir-faire seront, dans nos métiers, de cet ordre là.