Objets transcendantaux

Par Christian Guillon

La réincarnation numérique comme objet transcendantal

Conférence aux « Rencontres du Cercle des économistes d’Aix en Provence, Extraits »

« ......Cette dématérialisation des images dont nous venons de parler date en effet des 30 dernières années et elle représente effectivement une rupture totale. C’est une première rupture, elle est décisive.

Nous avons vécu une deuxième rupture lorsque nous avons découvert qu’on était capable de produire des images sans passer par la captation du réel, cette découverte a provoqué, dans notre monde en tout cas, un certain séisme. Cela revenait à remettre en cause totalement le fondement, pour le cinéma, du contrat bazinien entre le cinéaste et le spectateur : on était capable de produire des images sans que ces images soient le témoin d’une réalité captée, même si cette réalité ne s’était produite qu’à un instant « T », et qu’elle avait été mise en scène.

Je pense qu’il y a une troisième rupture qui est en train de se préparer. Elle reste, y compris dans le milieu du cinéma, à peine perçue. Et il est assez difficile d’en parler aujourd’hui, tout autant que cela l’était il y a 20 ans ou 25 ans de montrer des images de synthèses qui bousculaient les esprits de l’époque. Cette rupture, c’est la capacité non plus de produire des images sans passer par la captation, mais la capacité d’enregistrer des captations sans passer par les images ; c’est juste l’inverse. Aujourd’hui, on est capable d’enregistrer des phénomènes sans passer par des images ; un enregistrement qui est un enregistrement directement sous forme numérique.

Je reviens sur la dématérialisation pour clarifier les choses : la dématérialisation des images a été la capacité d’encoder des phénomènes. Les images ou les sons sont des phénomènes comme bien d’autres, et on est capable de les encoder. On peut enregistrer toutes sortes de phénomènes, et surtout on peut dissocier les vecteurs. Dans le domaine du cinéma, je citerai les vecteurs de l’émotion, et pour le monde plus largement, disons les vecteurs du message. Quand un acteur donne sa réplique, dans un décor étudié, à une comédienne qui est en face de lui, une émotion passe qui est enregistrée à un moment « T » et qui est transmise ensuite, pour qu’elle soit restituée plus tard, – ou simultanément si c’est la télévision – mais à un autre endroit dans une salle de cinéma ou sur un écran. Cette transmission, cette captation-restitution de l’émotion était jusqu’à présent « non fissible », en quelque sorte. À aucun moment on ne pouvait dissocier la morphologie du personnage, la texture du personnage, l’environnement dans lequel le personnage se trouvait et le message induit par l’animation du visage, on était obligé de capter ensemble ces différents éléments et de les restituer tous ensemble. Aujourd’hui, on est capable de dissocier ces quatre vecteurs pour les travailler de façon différentielle.......

............Il y a quatre étapes majeures :

une captation de la morphologie qui se fait à l’aide de divers dispositifs qui permette de fabriquer, dans la mémoire de l’ordinateur, une forme qui soit conforme et ressemblante à celle d’un personnage de référence, en l’occurrence le comédien .... Cette forme est dynamique, dans la mesure où elle est capable d’enregistrer et de caractériser l’ « animabilité » du personnage, c’est-à-dire les contraintes, les limites, le territoire de l’animation du visage du personnage. ...

une technologie qui permet d’enregistrer la texture du personnage. Il ne s’agit pas comme on le faisait jusqu’à présent en image de synthèse, de partir de photos qu’on appelait des maps qu’on mettait ensuite sur des modèles, il s’agit à présent d’une information en dur, en image de synthèse purement numérique qui donne des informations sur la façon dont la peau réagit à la lumière quel que soit l’environnement lumineux dans lequel la forme a été captée... 

troisième opération, dont vous avez peut-être déjà entendu parler, qu’on appelle la motion capture, c’est-à-dire l’enregistrement du mouvement. C’est une technique devenue courante aujourd’hui dans l’animation et dans le jeu vidéo pour la gestuelle du corps, mais qui est ici appliquée à l’animation du visage, et d’une façon si détaillée qu’elle permet de capter tous les micro événements qui se produisent lorsque vous avez un texte à dire ou une émotion à faire passer à travers les mouvements de votre visage.

la quatrième opération, c’est celle qui consiste à mettre ce modèle numérique animé dans un environnement, un environnement de type décor et un environnement lumineux.

Ces quatre opérations sont aujourd’hui dissociables. Il est donc tout à fait possible par exemple de faire le modèle d’un personnage A et de mettre l’animation du personnage B sur le visage du personnage A. Il est tout à fait possible de faire le modèle évidemment d’un personnage qui n’existe pas, d’enregistrer l’animation d’un comédien, d’une doublure en quelque sorte, et de mettre ensuite cette animation sur le visage de votre acteur virtuel.

Vous voyez l’énorme ouverture du champ des applications que la dissociation de ce processus vous ouvre. Un certain nombre de films ont déjà utilisé cette technologie comme L’étrange affaire de Benjamin Button ou Avatar. Dans ces films-là l’objectif n’était pas de reproduire à l’identique des personnages, des acteurs tels que vous les connaissez. Par exemple dans « Avatar », il s’agissait de produire l’image de personnages imaginaires, mais ces personnages imaginaires sont animés par des acteurs réels, et d’ailleurs ressemblent à ces vrais acteurs.

Nous savons aujourd’hui produire des « avatars » photo réalistes et ressemblants, il ne nous reste plus qu’à leur donner à ces personnages leur autonomie ; et nous savons qu’il y a des recherches qui se font en intelligence artificielle qui vont nous permettre de le faire. .........

.......Nos modèles numériques de personnages, fidèles reproductions de personnages existants, sont non seulement ressemblants et réalistes, mais aussi génériques, pérennes, adaptables et interopérables.

* Génériques parce qu’on peut les mettre dans toutes sortes d’environnements imprévus (ils ne sont pas fabriqués ad hoc pour une scène, un film, un environnement).


* Pérennes parce qu’ils ne sont pas fabriqués pour une seule utilisation mais conçus pour durer (d’un entretien facile).

* Adaptables parce que capables de mutations et de déclinaisons, tant technologiques qu’artistiques et fonctionnelles, permettant leurs transformations et leur emploi sur différentes applications.

* Interopérables parce qu’ils peuvent être intégrés dans un programme par n’importe quelle société prestataire en effets visuels.

Grâce à l’encodage de phénomènes, nous sommes désormais capables de faire incarner des objets par d’autres, de ré-animer des objets inanimés, au sens peut-être de leur donner, ainsi que le souhaitait le poète, une âme.

A partir du moment où nous savons leur donner une apparence qui fasse illusion, il ne nous reste plus qu’à leur donner autonomie et intelligence.

La génétique informatique existe déjà, de même que l’intelligence artificielle.

Cela nous permettra d’éduquer nos doublures virtuelles, de leur apprendre à se comporter comme leurs originaux, de leur donner du style, et pourquoi pas de générer des dynasties.

On percera peut-être les mystères de la ressemblance, de la psycho morphologie, de la photogénie, du style, et plus généralement des vecteurs de l’émotion.

On parle beaucoup aujourd’hui d’objets communicants, comme par exemple les panneaux publicitaires qui captent les signaux émis par votre téléphone portable, duquel sont immédiatement extraites les statistiques sur vos goûts et besoins, et qui affichent en temps réel des publicités personnalisées.

Je crois que nous allons voir apparaître non plus des objets seulement communicants, mais des objets transcendants, ou plutôt des objets transcendantaux. Des objets dans lesquels vous pourrez vraiment vous incarner. Certains chercheurs américains travaillent sur le transfert des données contenu dans le cerveau humain. Ces données seraient encodables, donc transférables. Ils prévoient cette possibilité pour très bientôt, à échéance de 20 ou 30 ans pas plus. Une partie de l’humanité croit, suivant divers protocoles, en la réincarnation. Les innovations technologiques donnent parfois corps, si j’ose dire, aux mythes les plus anciens, mais sous des aspects cryptés par la banalité de leurs usages……… »