Faut pas en promettre à Prométhée

Par Christian Guillon Interview paru dans « Les Cahiers de l’AFC N°4 »

Interview paru dans « Les Cahiers de l’AFC N°4

« ......Au cinéma, jusqu’à présent, on a un phénomène se déroulant sur un plateau, un dispositif technique qui permet d’enregistrer ce phénomène, une caméra et des micros, plus l’éclairage et tout le reste… Ce dispositif laisse une marge d’interprétation aux artistes que sont les techniciens : on éclaire, on cadre, on intervient sur l’émotion qui passe, le sens qui est à restituer.

Là ce sera la même chose : on aura un ensemble de dispositifs techniques propre à enregistrer des phénomènes (la forme, la peau, le jeu, le décor, la lumière…), et il y aura aussi une marge pour les techniciens. Les fonctions de chef opérateur et de cadreur en images de synthèse ont déjà émergé. C’est une évolution du métier de médium entre le comédien et le public, qui est un aspect de notre métier à nous tous. Cela permettra de faire la même chose qu’avant, plus plein d’autres choses qu’on ne savait pas faire avant. Cette simple dissociation de l’enregistrement de la forme, de la peau, du geste, ouvre un champ considérable d’applications nouvelles.

Jean-Noël Ferragut : Qui choisit, et à quel moment, l’aspect visuel, physionomique du personnage créé qui correspond aux intentions du film ?

CG : C’est l’acteur : l’animation qu’on voit dans ce film n’est pas faite par un animateur : elle est enregistrée par motion capture. Le comédien modèle a joué sa scène, face caméra avec tous les points de tracking sur le visage. Il l’a jouée hors contexte mais avec un dispositif technique qui aujourd’hui reste un peu contraignant. L’emplacement de ces points est lié à la structure osseuse et musculaire du visage ; ce sont les mêmes points stratégiques pour tout le monde, ce qui fait que l’on peut appliquer l’animation d’une personne A sur le visage d’une personne B…Demain, avec la « mocap » sans trackeur, le comédien pourra jouer la scène dans son jardin, dans sa salle de bains, dans sa loge au théâtre ou dans sa chambre d’hôpital… C’est pour ça que j’ai appelé ce projet « Agence de Doublures Numériques » : il s’agit de redonner aux comédiens le contrôle de leur doublure. L’ensemble de l’opération est régie par un contrat qui assure aux comédiens la propriété et l’usufruit de leur clone, de leur doublure. C’est d’abord un contrat entre le comédien et nous, puis dans le contrat entre le comédien et la production il y a une clause pour les usages potentiels de la doublure numérique. La doublure ne peut pas jouer si le comédien n’a pas donné son accord : soit il a joué lui-même la scène, soit il a délégué et c’est joué par quelqu’un d’autre.

Un de nos objectifs est de garantir une conformité de ressemblance. La ressemblance est un enjeu très difficile ! Si je vois trois photos de moi, je trouve qu’aucune ne se ressemble. Pourtant si j’en montre une à quelqu’un qui me connaît, il me reconnaîtra. C’est une construction mentale.

Ensuite on veut garantir la conformité du jeu.… quand tu as joué la scène tu étais dans ton jardin, avec une autre lumière, avec une autre coiffure, une moustache, ce qu’on veut, devant un dispositif de captation, qui peut être une simple caméra DV, peu importe. Ce qui sera dans le film sera ça : c’est dans un autre contexte, avec la lumière du film, le décor du film, etc.., mais on peut voir que le jeu est conforme à ce que tu as joué dans le jardin. Il peut y avoir trente-deux points sur le visage, jusqu’à une soixantaine.

Eric Guichard : C’est comme la couleur, tu peux la nuancer plus ou moins finement, compter en milliers ou en millions de couleurs…

CG : Les points ne servent que de référence pour mettre en liaison une animation captée avec une « animabilité » du visage. Quand on fait le scanner du visage (la prise de forme), on prend un grand nombre de captations différentes, qui donnent le « territoire d’animation » du personnage : les limites du sourire, du mouvement des sourcils… chaque visage a sa mobilité propre. C’est ce qui est enregistré dans la prise de forme, et ensuite c’est une mise en correspondance, non de l’animation traditionnelle. C’est la même technique que Benjamin Button ou qu’Avatar, sauf que dans ces films elle est utilisée pour animer un personnage qui n’est pas tout à fait conforme au comédien : dans un cas il n’a pas le même âge, dans l’autre cas c’est un faciès imaginaire d’extraterrestre humanoïde. Il n’y a pas l’exigence de ressemblance absolue. Notre démonstration doit prouver que le plus difficile, la reproduction à l’identique, est possible. (Evidemment dans Benjamin Button c’est quarante minutes alors que nous on a fait quarante secondes). Qui peut le plus peut le moins !

JNF : Il y a des acteurs qui ne peuvent pas se voir à l’écran, ils ne viennent pas aux rushes, or pour être sûrs que c’est bien eux il va bien falloir qu’ils se regardent… Comment donneraient-ils leur aval ?

CG : On a imaginé une procédure dont l’usage nous dira si elle est bonne ou pas. On a imaginé deux temps pour la validation. Première étape, la ressemblance de la doublure animable. On fait des photos du comédien, il choisit une photo dont il pense que cela lui ressemble. Cette photo nous servira de référence.

EG : Ce qui est subjectif…

CG : Le sujet est vaste. On imagine au moins une validation de ce type-là : «oui,  ça c’est moi » en désignant une photo. Ensuite on fabrique la doublure, et on lui présente une image issue de notre technologie, quasi identique à la photo dont il a signé la validité. Ce n’est pas une photo, c’est une image de synthèse issue du dispositif. La validation dit « Notre modèle animable ressemble à son original ». On a imaginé ce processus, l’usage pourra en dégager d’autres.

Les comédiens intéressés ont compris que cela ne va pas les remplacer mais les prolonger, étendre leur champ d’action artistique. Á chaque fois que le numérique ou les images de synthèses ont investi un domaine (la déco, les cascades, le montage, etc..) il a fallu convaincre les gens que cela ne les remplaçait pas mais leur permettait de faire plus, voire mieux. Sur Le Bossu (Philippe De Broca-1997), il fallait filmer la fameuse « botte de Nevers »1 ; Michel Carliez, le maitre d’armes, au début voyait un peu ma présence d’un œil inquiet. J’ai suggéré à De Broca de lui demander d’imaginer une chorégraphie de combat impossible à réaliser. Et Michel a travaillé des combats qui se terminent tous avec cette passe, impossible à réaliser en vrai : le type tourne sur lui-même et tchac ! (geste), l’autre se retrouve avec la lame enfoncée entre les deux yeux. Et cette dernière passe, on l’a fait jouer avec une épée sans lame. La lame, je l’ai rajoutée en postproduction. C’était la première fois que quelqu’un faisait ça. Après ils l’ont repris sur Vatel. Carliez a adoré : il a pu imaginer des combats sans être limité par la réalité, la sécurité, etc. Comme c’est un artiste dans son domaine, il y gagnait en liberté créative. Je sais qu’après il a été le plus fervent défenseur du numérique. Les chefs déco se sont aussi montrés un peu réticents au début ; aujourd’hui ce sont eux qui réfléchissent à la balance réel/virtuel, et prescrivent souvent les « extensions numériques ». Et maintenant, c’est le tour des acteurs.......

........EG : Tu n’as pas l’impression que c’est un truc qui sera exploité à l’occasion de projets précis ?

CG : Mais si ces projets arrivent et que nous ne sommes pas préparés, on devra faire des doublures ad hoc, au coup par coup, pour une séquence ou pour un plan, et après à la poubelle. Ça sera fait en postproduction sans que le comédien soit au courant et contrôle quoi que ce soit, pour une scène particulière dans une certaine lumière, animé à la main. Donc sans le contrôle du comédien, et non réutilisable.

Alors que si on est prêt, on pourra proposer une solution mutualisable. Fabriquer une doublure générique et pérenne dès le départ coûtera un poil plus cher, mais on pourra ensuite la mettre dans n’importe quelle situation. La texture ne sera pas faite avec des mappes de photos, comme on faisait autrefois, ce sera des infos numériques en dur. L’idée en plus c’est que le producteur de la première utilisation ne payera pas l’intégralité de la fabrication initiale de la doublure, mais seulement une partie, moins de la moitié. Si on a une doublure solide, on peut faire des retouches, des retakes, des modifications de mise en scène, en fait d’autres films avec.

Ca va se faire, c’est inéluctable. Un autre de mes objectifs sera donc de contribuer à réguler ce processus, à le rendre intelligent, contrôlé, voire moral. Ce nouvel usage pose plein de problèmes juridiques et éthiques mais si on réfléchit bien dès le départ, on pourra construire une jurisprudence telle que les acteurs n’auront pas le sentiment d’être dépossédés.

Hélène de Roux : Qu’est-ce que je fais, une fois morte, de ma doublure numérique ?

CG : Ce seront les ayants-droits qui en hériteront… C’est déjà le cas pour l’utilisation des extraits de films. C’est comme pour les écrivains : les ayants-droits acceptent ou pas des éditions d’inédits.

EG : Sur les prequels de Star Wars, Alec Guiness était décédé, ils ont repris des gros plans faits dans d’autres séquences sur les premiers films et les ont remis sur le corps d’un acteur. Ils ont tourné des images sans l’accord des héritiers…

CG : Aux USA, le droit moral n’existe pas, on n’applique que le droit patrimonial. En l’occurrence les images appartiennent aux producteurs. C’est pour ça que, quand elle a attaqué la colorisation des films de son père, Angelica Huston a gagné en France et perdu aux USA. Notre ambition est justement de construire une jurisprudence ou de s’appuyer sur une législation qui donneraient aux doublures une existence juridique, et que les comédiens en soient propriétaires. Le droit à l’image est une chose bien maîtrisée, mais en ce qui nous concerne, les doublures numériques ne sont pas des images ! C’est tout un ensemble de données numériques, une forme, une texture, etc. mais pas une image.

HR : C’est prométhéen, ce projet…..... »

1 Coup particulier en escrime, où l’attaquant plante son arme entre les deux yeux de l’adversaire.