Dissociation

Par Christian Guillon - Colloque « Les Arts Trompeurs », 2016, Extraits

Colloque « Les Arts Trompeurs », 2016, Extraits

« .......Une des techniques les plus récentes, les plus innovantes, et les plus prometteuses, la doublure numérique d’acteurs, permet de remplacer les comédiens, pour une scène de cascade par exemple, par une image de synthèse ressemblante et réaliste.  Cette technique procède elle aussi, en dépit de la sophistication des technologies qu’elle met en oeuvre, du principe de dissociation. Il y a en effet, pour fabriquer une doublure numérique d’acteur, des captations à opérer sur la personne réelle.

.....La dissociation des captations qu’on observe dans le processus de fabrication d’une doublure numérique, même si elle procède de technologies parfois innovantes, se situe dans la parfaite continuité des procédures devenues classiques du cinématographe......

.....S’agit-il encore d’un processus de « représentation », dont relevait jusqu’ici la cinématographie basée uniquement sur la prise de vue, ou bien se rapproche-t-on d’un modèle de « reconstruction », plus proche de celui de la production d’un film d’animation, ou même encore d’un processus de « simulation », soit au sens ou l’entendent les scientifiques, soit tel qu’on en trouve dans les parcs d’attraction ?

L’objectif reste de donner à voir une forme en mouvement, un personnage en action, la diction d’un texte, la beauté d’un paysage, comme dans n’importe quel film de fiction avec des acteurs, dans une mise en forme qui soit « photo-réaliste » (et non pas simplement « réaliste »), et dont l’assemblage produise chez le spectateur une émotion.

Dans tous les cas, il est essentiel de souligner que ce processus reste encore aujourd’hui du domaine du cinéma : on enregistre des phénomènes du réel que l’on passe à travers le filtre d’un point de vue de créateur, puis on le restitue au spectateur sous forme d’images et de sons. Ce n’est ni plus ni moins que ce que le cinéma propose depuis qu’il existe.

Les différences avec le cinéma tel que nous le connaissions tiennent à la nature de la ou des captations et des enregistrements.

Dans le cas de la doublure numérique d’acteurs, ainsi que dans de nombreuses techniques à venir, outre le principe de captations dissociées, ces enregistrements ne sont plus photographiques, ils sont purement informatiques.
Cette capacité nouvelle d’enregistrer une forme, une texture, une gestuelle, par des moyens et sur des supports purement informatiques, a, d’ors et déjà, ouvert un champ d’applications considérable.

Car il est probable que dans un avenir plus ou moins proche, le principe de dissociation à l’œuvre ne conduise le cinéma plus loin encore, et cette fois sans doute hors du champ traditionnel de la représentation, bousculant tous les codes auxquels nous sommes attachés, comme la présence de l’auteur dans son œuvre à travers son point de vue.

C’est en effet la mise en scène elle-même qui pourra être dissociée en deux étapes, deux actes de mise en scène distincts : la chorégraphie des éléments agissants (personnages, décors), qu’on pourrait appeler « mise en scène » et la chorégraphie des points de vue (caméra), qu’on pourrait appeler « mise en image ».

Cela suppose de procéder à l’enregistrement des parties réelles de la scène (documentaire ou fictionnel) dans toutes leurs dimensions et dans toute leur profondeur.

Cet enregistrement pourra être unique et « exhaustif » si le réel constitue le principal de la scène, ou être lui-même « dissocié » en plusieurs enregistrements partiels séparés, qui injecteront des composantes réalistes dans une scène virtuelle principalement composée d’éléments calculés.

Dans tous les cas, cette scène virtuelle exhaustive deviendra un nouveau matériau brut sur lequel pourront s’exercer les opérations de « mise en image », par un ou plusieurs réalisateurs (voire directement par le spect-acteur), adaptées par exemple à plusieurs médias différents.

Cette approche pourrait également être vue comme la globalisation de pratiques déjà existantes qui tendent à déporter vers la post-production des tâches habituellement effectuées au tournage (et réciproquement), dans un processus général de déplacement de la position de l’auteur, de sa dilution dans le collectif de production, voire même de sa disparition. »