Lettre à un réalisateur

Par Christian Guillon

Cher ....

Je connais un peu votre travail et je l’apprécie depuis très longtemps. C’est pourquoi je suis heureux de trouver dans votre texte une idée que je défends depuis des années, que les effets spéciaux sont le cinéma du cinéma (je dirais aussi un « cinéma au carré »), et que le cinéma est déjà en soi un effet spécial.
C’est sans doute la raison pour laquelle toute définition des effets spéciaux est extrêmement hasardeuse, et que la plupart de celles qu’on trouve pourraient s’appliquer simplement au cinéma, et non pas spécifiquement aux effets spéciaux.
Il me semble que, dans la nécessité initiale à définir ce que sont les effets spéciaux, nous faisons tous la même erreur : définir les VFX par les images qu’ils produisent.
Dans effet spécial, le mot spécial, puisqu’il s’oppose à normal  ainsi que vous le notez justement, n’a de sens qu’en ce qu’il indique une exception, oui, mais une exception fonctionnelle.
Est spécial ici ce qui sort de l’ordinaire, oui, mais en terme de méthode, de processus de production, et non pas en terme de résultat.
Les effets spéciaux sont un ensemble de technique et de procédés.
Ils permettent de donner à voir au spectateur un phénomène qu’on ne peut pas simplement mettre en oeuvre devant une caméra pour le filmer.
Mais les images qui en résultent, elles, ne sont pas des effets spéciaux, contrairement à ce que toutes nos vaines tentatives de typologie des effets semblent induire. Ce sont des images de cinéma, rien que des images de cinéma.
On ne reconnaît pas un effet spécial à l’image qu’il produit, mais à la connaissance que nous avons de l’impossible réel qu’il montre.
L’effet spécial est dans la métadonnée de l’image, pas dans l’image.

Partir du mot « spécial » conduit donc sur de fausses pistes, notamment, et paradoxalement,  à des définitions qui pourraient aussi bien s’appliquer au cinéma en général. L’expression « effets spéciaux » me semble faire partie de ces mots qui ne disent pas vraiment ce qu’ils sont. Son histoire est plutôt faite de dérives, de hasards, surtout d’une traduction littérale, opportuniste et récente de l’anglais, et cela en fait le fruit et la cause de confusions multiples.

Personnellement je ne l’aime pas beaucoup (encore moins « superviseur »), et je lui préfère « effet visuel » qui désigne les effets de post-production, en opposition aux effets de plateau, lesquels en restant « spéciaux » n’ont pas progressé.  Mais la dichotomie nécessaire entre tournage et post-production nous a obligé à adopter une nomenclature arbitraire, dont le sens se perd. C’est un peu comme PL et VL, ou la même lettre L désigne les alternatives qui opposent, lourd et léger, alors que les lettres différentes nomment les points communs.  

Non, il y avait un mot porteur de sens, mais il est désormais obsolète, c’était « trucages ».
Trucage était largement perçu comme péjoratif. Nous étions des faux imageurs, sortes de malfaiteurs de l’image. Les producteurs et les réalisateurs, s’ils faisaient appel à nous, ne voulaient pas qu’on en parle. Avoir recours aux trucages était honteux, comme un aveu d’échec, le signe d’une défaite à faire « parler les images d’elles-mêmes ».
Le cinéma c’était la vie. Le contrat bazinien supposait que le spectateur n’adhère à la scène que s’il savait la situation présentée s’être réellement déroulée devant une caméra. Mais entre un vrai et un faux billet de banque, il n’y a guère que le casier judiciaire de l’imprimeur qui change.

L’arrivée du mot effet spécial a coïncidé avec l’affranchissement du naturalisme héritier de la nouvelle vague et avec la mutation numérique du cinéma. Elle a effacé notre casier, et a beaucoup contribué à la revalorisation de la fonction.
De clandestins malfaisants, nous sommes soudain passés à redresseurs de torts.
Même si je préfère l’époque de la clandestinité, il faut reconnaître que cela facilite les choses lorsqu’on doit décliner sa profession à un contrôle de police. Répondre « truqueur » était s’exposer à la garde a vue.
Avec effets spéciaux, nous sommes aujourd’hui ceux qui rétablissent l’ordre et l’harmonie visuelle dans le chaos du réel filmé. Il ne s’agit plus de « truquer » le réel, de contourner une loi immanente, en transgressant les principes physiques de l’optique et de la mécanique.
Le passage de la représentation du réel à la simulation du réel nous a donné la légitimité du scientifique.

Car le passage d’un art primitif à un art moderne a été chez nous bien tardif. Les procédures inventées par Méliès perdurent encore aujourd’hui, dans tout ce qui reste du domaine de la manipulation d’images filmées, à travers des technologies certes renouvelées, mais qui répondent à des grands principes identiques.
Ce sera seulement la création d’image sans captation qui marquera une réelle rupture, dans les années 80.
Tout ce qui précède est marqué d’une remarquable continuité.
Et tout ce qui suit d’un état de mutation permanente, jusqu’au renversement ultime : la captation sans images, qui émerge aujourd’hui.
C’est aussi cette mutation, cette bascule de l’image filmée à l’image calculée  (de voleur à gendarme), qu’il sera désormais intéressant d’explorer.

Bien cordialement.

Christian Guillon, le 5 Mars 2017.